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Vies d'Antoine et Léon

Chapitre 1 : La famille Chauchard à Saint-Louis

Je reviens un peu en arrière, à la fin des années 1850, pour suivre le parcours d’Antoine Chauchard et de Philomène Court, les futurs grands-parents maternels de Paul. Ils arrivent en même temps à Marseille, se rencontrent dans le quartier de Camas où ils vivent tous les deux, s’établissent à Saint-Louis où ils fondent une famille. Sous le Second Empire, ils sont témoins des spectaculaires transformations qui ont donné au centre de Marseille une grande part de son aspect actuel.

Philomène Court placée à Marseille A la fin des années 1850, alors qu’elle a entre quinze et vingt ans, Philomène quitte son village natal de Vinezac (cf. chapitre 4) pour être placée comme domestique à Marseille. J’ai retrouvé sa trace quelques années plus tard au n° de la 18 rue de Lodi. Située non loin du cours Julien, en bordure du quartier du Camas (voir plan de ce quartier au chapitre 10), cette longue rue est constituée d’immeubles marseillais de deux à quatre étages et aux étroites façades garnies de trois fenêtres. Dans la première partie de la rue où se trouve le n° 18, près de l’église Notre-Dame du Mont, résident des fonctionnaires, rentiers, employés, commerçants, négociants. Plus loin logent des artisans et des journaliers avec des familles nombreuses. Ci-contre : l’immeuble du n° 18 rue de Lodi semble avoir peu changé en 160 ans. Le garage a remplacé l’emplacement commercial qui était occupé par une épicerie. L’immeuble, qui donne sur une cour à l’arrière, était divisé en cinq appartements, le dernier étage a été ajouté postérieurement. Au milieu du XIXe siècle, de très nombreux ménages emploient des domestiques : il y a alors en France environ 1,2 million de domestiques (pour 2,5 millions d’ouvriers, sur une population de 14 millions d’actifs). Les maisons aristocratiques disposent de dix ou douze domestiques spécialisés à leur service, les banquiers, avocats ou les notaires en comptent quatre ou cinq alors que les ménages moins fortunés comme ceux de la rue Lodi n’emploient qu’une domestique. C’est le cas de la famille Blondin chez qui travaille probablement Philomène. Natif des Côtes-du-Nord, Monsieur est vérificateur des douanes, Madame s’occupe de sa fille Marie (âgée de huit ans) et attend son deuxième enfant. Les toits plats des immeubles marseillais ne permettent en général pas l’aménagement de mansardes en chambres de bonne. Philomène est donc sans doute logée dans l’appartement. Il n’est pas très spacieux et elle dort sur un étroit lit en fer dans un réduit obscur, éclairé par une lucarne donnant sur la cuisine. Comme toutes les domestiques, Philomène fournit un labeur éreintant et l’on exige d’elle un dévouement sans limite, une disponibilité permanente, une discrétion absolue et une honnêteté irréprochable. Elle se lève la première et allume le poêle. Dans la rue, les balayeurs municipaux manient leurs grands balais le long des trottoirs. Des chiffonniers, penchés sur des tas d’immondices, remplissent leurs sacs de lambeaux de journaux, d’os de côtelettes, de culs de bouteille et de tessons d’assiettes. Devant les corridors entrebâillés, stationnent les voitures jaunes de fosses mobiles qui attendent leur chargement. Philomène entend le grincement des charrettes sur les pavés de la place Notre-Dame du Mont. Elles se dirigent vers le marché du cours Julien où les marchands s’installent, déballant des montagnes de légumes et de fruits. Après ce moment de calme dans l’appartement encore sombre, elle n’arrête plus de toute la journée : elle apporte les brocs d’eau pour la toilette et vide les seaux de nuit, va chercher de l’eau pour la cuisine, prépare et sert les repas, range, fait la poussière, passe la pièce (serpillière) sur les tomettes de la cuisine, cire le parquet du salon. Entre deux besognes, Philomène porte des messages ou fait les courses. Elle apprécie ces activités qui lui permettent de sortir de la maison car c’est une des rares possibilités d’être en contact avec l’extérieur. C’est l’occasion de faire un brin de causette avec l’épicier dont l’étal s’ouvre au pied de l’immeuble ou avec Marie, la domestique de M. Canssat, le représentant de commerce de l’étage au-dessus ou encore avec la fille de M. Courton, commandant de marine à la retraite qui habite aussi dans l’immeuble. Elle fait les courses chez les commerçants de la rue de Lodi. Elle descend parfois la rue d’Aubagne, dans le prolongement, jusque chez le quincailler Lempereur ou l’herboriste Blaize. Ces deux commerces ont subsisté jusqu’à nos jours.

Philomène consacre souvent l’après-midi au soin du linge : repassage et raccommodage. Elle range les robes de Madame dans l’imposante armoire à glace qui trône dans sa chambre à coucher. Seule la lessive ne fait pas partie de ses attributions. C’est l’une des tâches ménagères les plus rudes, assurée par une journalière qui loue ses services à plusieurs familles et lave le linge à domicile à la demande.​

Madame Blondin est abonnée au journal La Mode illustrée depuis sa création en 1858. Cette année-là, Charles Frédéric Worth fonde la première maison de haute couture à Paris, faisant ainsi passer le couturier du rang de fournisseur des élégantes de la haute société à celui d’artiste indépendant. Madame Blondin commande à sa couturière des toilettes raffinées, inspirées par les magnifiques planches en couleurs de la publication, comme celle reproduite ci-contre. Les soies, les dentelles et les détails de coupe de la mode de Paris se trouvent ainsi associées aux couleurs et aux indiennes provençales. C’est à cette époque que les crinolines ont la plus grande ampleur. Les robes, garnies de multiples volants ou superposées, sont portées sur un jupon en toile de crin (d’où le nom de crinoline), tendue sur des cercles d’acier. Les corsages sont boutonnés jusqu’au cou, les manches sont longues et terminées par des manchettes de dentelles. Pour sortir, ils sont recouverts d’un ample shall de cachemire. Le soir, on arbore un large décolleté, le corsage tombant sur les épaules grâce à une emmanchure très basse. Le corset aplatit la poitrine, allonge et amincit la taille. Chez elles, les femmes portent de petits bonnets de lingerie ornés de dentelles et de rubans. Pour sortir, elles laissent échapper leurs anglaises de grands chapeaux ou des capotes resserrées sur les joues. En 1860 ouvre à Marseille le premier grand magasin de confection La Belle Jardinière. On y pratique l’entrée libre, l’exposition des marchandises, l’affichage de prix fixés à l’avance des « habillements tout faits » (on ne dit pas encore prêt-à-porter). C’est une révolution qui rend plus accessibles les vêtements et accessoires à la mode. Mais se vêtir reste cher pour les ouvrières et les domestiques. Celles-ci finissent souvent d’user les robes de leur maîtresse. C’est peut-être le cas de celle que porte Philomène sur la photographie ci-après. A cette époque, le temps de pose est long et nécessite l’immobilité absolue : la jeune fille, appuyée sur un meuble, fixe l’appareil, le visage figé. Le service de Philomène dure jusqu’en soirée, surtout lorsque ses maîtres reçoivent : M. Blondin invite souvent des collègues dont certains sont voisins et même le directeur des Douanes, son cousin. Après le souper, lorsqu’elle entend la trompette de la marchande de brousses du Rove, elle descend acheter ce fromage frais (à base de lait de chèvre ou de brebis) dont ses maîtres raffolent. Cet horaire tardif est d’ailleurs à l’origine de l’expression marseillaise « à l’heure des brousses ». Avant de se coucher, Philomène a tout au plus le temps de faire un peu de toilette, de s’occuper de ses vêtements qui doivent toujours être impeccables et d’éteindre toutes les lampes à huile. Malgré son travail acharné, elle est souvent traitée avec dédain. Elle peut être congédiée à tout moment et se retrouver à la rue. Mais son sort est meilleur que d’autres qui sont battues ou qui subissent les avances du maître de maison. Il lui est impossible d’avoir une vie personnelle, de recevoir des visites. Seules quelques heures de liberté lui sont éventuellement accordées le dimanche, au bon vouloir des maîtres (le repos hebdomadaire des salariés ne sera instauré qu’en 1906 et ne s’appliquera pas aux domestiques). Elle en profite alors pour aller à la messe ou aux vêpres à l’église Notre-Dame du Mont toute proche ou pour aller se promener à la Plaine Saint-Michel. Elle pousse parfois un peu plus loin, à l’endroit où se rejoignent le cours Saint-Louis, le cours Belsunce, la rue Cannebière et la rue de Noailles. C’est ici que se situe le cœur de Marseille, au sens propre comme au figuré. Point zéro de la ville, il permet le calcul de la distance de Marseille à Paris ainsi que la numérotation des immeubles. C’est aussi un lieu où l’animation est permanente : charlatans et camelots de toutes sortes dressent leurs éventaires sur le cours Belsunce, à côté des marchands d’oranges et de melons. Sur le cours Saint-Louis s’alignent les kiosques des bouquetières. Sur la rue Cannebière, les terrasses des grands cafés sont toujours achalandées. La décoration du Café de l’Univers est éblouissante de luxe, avec ses peintures, dorures, sculptures, glaces et candélabres. Il est surtout fréquenté aux heures de la Bourse par les courtiers, négociants et armateurs qui viennent y fumer leurs cigares, boire leur vermouth et traiter finalement plus d’affaires que sous le péristyle de la Bourse. Le Café de France, situé non loin, est le plus vaste établissement de la ville. C’est surtout sa salle mauresque qui suscite l’admiration, avec ses colonnettes, ses fenêtres à trèfles, ses arabesques, ses grandes glaces et ses dalles de marbre. Un des cafés les plus somptueux de la rue de Noailles, construit sur le modèle du café de la Paix à Paris, nommé La Maison Dorée, présente un plafond très-élevé, de grandes arcades émaillées d’or et de magnifiques lampadaires. Sa clientèle de négociants, officiers, employés, boutiquiers médecins, avocats s’y coudoie. Dans ces cafés, on joue aux dominos, on lit les journaux, on boit de la bière, du vermouth et bien sûr du café. La consommation de café est à la mode depuis deux siècles à Marseille. Lorsqu’il est arrivé en France, en 1644, débarquant dans le port de Marseille d’un navire venant d’Alexandrie, les savants de la faculté d’Aix ont jeté le discrédit sur cette nouvelle boisson. Mais la population marseillaise, déjà rebelle vis-à-vis de sa sœur aixoise, l’a adoptée et s’est mise à en consommer couramment. Le premier établissement public destiné au débit de café a ouvert à Marseille en 1671. Philomène est peut-être sur la rue Cannebière pour acclamer l’empereur Napoléon III et l’Impératrice lors de leur visite de septembre 1860 à Marseille. Leur arrivée à la gare Saint-Charles le samedi 8 est annoncée par une salve de 21 coups de canon tirée par les forts, suivis des sonneries des cloches de la ville. Le cortège se rend à la préfecture en passant par la rue Cannebière pavoisée. Le lendemain, après la messe à Notre-Dame de la Garde, a lieu la revue militaire. La foule des Marseillais est massée tout le long de la rue, aux fenêtres et même sur les toits, criant des vivats à l’adresse du couple impérial. A partir de la mi-novembre se tient sur le cours Saint-Louis la foire aux santons (gravure ci-contre). La tradition des petites statuettes sculptées, les santibelli (figurines en argile) se perpétue à Marseille depuis le Moyen Age. Elle s’est répandue pendant la révolution Française : les crèches dans les églises sont interdites et les marseillais se mettent à créer des crèches chez eux. La production se fait alors en nombre à partir de moules et la foire est créée en 1803. Les maîtres santonniers empruntent leurs personnages à la vie courante.

Antoine Chauchard, compagnon du tour de France

Il est probable qu’Antoine Chauchard (20 ans), après avoir commencé à apprendre le métier de menuisier avec son père à Aguessac (chapitre 3), se rapproche d’une société de compagnonnage. Vers 1856, il débute son perfectionnement professionnel en itinérance, selon l’organisation traditionnelle du « tour de France ». Il intègre la société des compagnons du Devoir de la liberté, fondée en 1804. Elle regroupe tous les compagnons qui ne se reconnaissent pas dans le catholique « Saint devoir de Dieu », ils sont surnommés les Gavots. En ce milieu du XIXe siècle, le compagnonnage est à son apogée et l’on évalue à 200 000 le nombre de compagnons en France. Puis il déclinera avec la révolution industrielle et sera en partie remplacé par les syndicats ouvriers. Il subsiste néanmoins, inscrit en 2010 par l’UNESCO au patrimoine culturel immatériel de l’humanité en tant que « réseau de transmission des savoirs et des identités par le métier ». Antoine parcourt donc la France pendant plusieurs années, apprenant les gestes du métier auprès d’exigeants maîtres menuisiers. Les journées de travail durent dix à douze heures et le dimanche n’est pas toujours libre : il faut parfois finir un travail ou nettoyer l’atelier. Il vit dans la Maison des compagnons, une pension tenue par la Mère qui assure l’administration et le bon ordre de la communauté. Celle-ci constitue un soutien moral pour les jeunes gens éloignés de leur famille. Antoine apprécie les moments d’échange avec d’autres jeunes provenant de toutes les régions de France, dans un esprit de partage et d’ouverture. Les règles morales séculaires des compagnons sont scrupuleusement suivies. Les menuisiers fêtent sainte Anne. Ce jour-là, les compagnons, parés de leur canne et des rubans attachés à la boutonnière de l’habit (ci-contre), assistent à la messe puis élisent le nouveau chef de la société. Ils reçoivent ensuite les nouveaux Compagnons, au cours d’une cérémonie rituelle, après laquelle la fête se poursuit par un joyeux festin ponctué des chansons traditionnelles. Après leur apprentissage en tant qu’affilié, les jeunes gens présentent leur travail de réception ou chef d’œuvre qui atteste des compétences qu’ils ont acquises au cours de ses années de voyage et d’apprentissage. Sont jugées par leurs pairs, non seulement la maîtrise technique mais aussi le comportement des compagnons face aux difficultés du métier, sa patience et sa ténacité. La présentation de ce travail n’est pas une fin en soi mais plutôt une étape du parcours, un nouveau point de départ : l’engagement des compagnons est en effet de poursuivre une vie de paix, de travail et d’étude. A l’issue de la cérémonie, ils reçoivent la canne (instrument du voyage, symbole de l’itinérance), les couleurs (des rubans, blancs et bleus pour les menuisiers) et le surnom (en général un nom de province suivi d’une qualité, tel Tourangeau la Fidélité ou Rouergue la Prudence). Antoine aurait réalisé comme travail de réception une commode miniature de style Louis-Philippe (ci-contre) qui a été transmise à ses descendants et aujourd’hui toujours en possession de son arrière-petite-fille Yvette Brumeau. Vers 1860, Antoine vit rue Saint-Pierre, dans le quartier du Camas et il travaille dans un des nombreux ateliers de menuiserie de cette rue. Sa sœur Marie Philomène, plus âgée de deux ans, vient aussi à Marseille à la même époque et s’emploie comme domestique. Antoine Chauchard épouse Philomène Court Antoine Chauchard a peut-être travaillé chez le fabricant de chaises voisin de Philomène. A moins que les jeunes gens ne se soient rencontrés lors d’une promenade à la Plaine Saint-Michel. Le nom de la Plaine (paradoxal car il faut grimper pour y arriver) provient d’une francisation de Plan Sant-Miquèu, plan signifiant « plateau » en provençal. C’est le lieu le plus haut de Marseille après la colline de Notre-Dame de la garde. Ancien champ de manœuvres, la place, urbanisée au XVIIIe siècle avec des immeubles marseillais, devient au XIXe siècle un lieu de promenade et de détente, au chœur d’un quartier paisible et bourgeois. Au centre de la place trône une fontaine spectaculaire composée de trois grands bassins concentriques de quarante mètres de diamètre, animés par une centaine de jets d’eau. Au centre s’élève une rocaille et un grand jet d’eau qui peut monter à soixante mètres, présenté comme le plus haut de France. À partir de 1860, la place accueille la foire de Saint-Lazare. Chaque été pendant un mois, cette foire renommée draine vers Marseille tout le peuple d’alentour. Dans le tumulte des orgues de Barbarie, des cuivres, des trombones, des grosses caisses et des cymbales, on y applaudit des théâtres de chiens savants, des prestidigitateurs qui présentent « le mystère du décapité vivant » et « la femme coupée en deux ». La foule est particulièrement attirée par les phénomènes : deux nains de taille lilliputienne, la femme colosse, la femme à barbe ou le cracheur de feu. Mais le clou de la foire, c’est le grand cirque qui présente chaque année de nouvelles attractions : écuyères crevant des cerceaux tendus de papier, chiens savants, acrobates ou clowns cabriolant. Dans les baraques en bois, on vient déguster un chichi-frégi, beignet en forme de boudin parfumée à la fleur d’oranger et saupoudré de sucre glace, débité à la longueur désirée. Ou encore un panisso, bouillie épaisse de pois chiches pétrie en boudin et découpée en rondelles puis plongée dans l’huile bouillante. Le jeudi 8 mai 1862 est célébré le mariage d’Antoine Chauchard et Philomène Court. Leurs parents ne sont pas présents mais l’acte de mariage indique qu’ils ont exprimé leurs consentements par les actes enregistrés le 27 avril chez le notaire de Largentière pour les parents Peyron et le 5 mai chez le notaire d’Aguessac pour les parents Chauchard. Les époux reçoivent la bénédiction de leur mariage par le recteur Marie-Desnoyers à l’église Notre-Dame du Mont. Construite en 1823, elle est restée pratiquement inchangée et j’ai pu découvrir ses voutes décorées de peintures représentant des arbres méditerranéens (ci-dessous). Le nouveau couple s’installe en banlieue, à Saint-Louis. Leur logement, loué à M. Daignan, se situe à presque un kilomètre au nord du village, après la montée de la Viste. Ici la route de Paris s’élève à 150 mètres, sur le dernier rebord du massif de l’Etoile. Le lieu est bordé à l’est par le vallon des Aygalades et offre (comme l’indique le toponyme Viste signifiant « point de vue ») un large panorama sur Marseille et au loin sur les reliefs de Marseilleveyre et la mer. Le tableau reproduit ci-contre, peint par Emile Loubon en 1853, donne une idée de cette vue. Neuf mois après le mariage, le 3 mars 1863, Philomène donne naissance à son premier enfant, prénommée Julie. Le nourrisson échappe à l’épidémie de typhoïde qui sévit cette année-là à Marseille, maladie qui est en moyenne responsable du quart de la mortalité infantile au XIXe siècle. La petite Julie résiste aussi à l’hiver particulièrement rigoureux qui suit et aussi à l’autre épidémie de choléra qui s’abat sur Marseille en juillet 1865, ramenée par des bateaux en provenance d’Afrique et du Moyen-Orient (où la maladie vient de ravager le pèlerinage de La Mecque). La maladie flambe d’abord dans la vieille ville où les habitants s’obstinent à utiliser l’eau des puits et des citernes (plus agréable que celle du canal qui est surchauffée dans des réservoirs sous les toits) puis elle s’étend dans toute la ville où elle fera plus de 2000 victimes en cinq mois. La petite Julie survit à tous ces fléaux et, alors que l’espérance de vie est à ce moment-là de 40 ans, elle mourra centenaire. En tant que menuisier, Antoine fabrique les meubles de son ménage mais son activité professionnelle est celle de menuisier-modeleur. Il fabrique pour les industries locales les modèles en bois utilisés pour la réalisation des pièces de machines. D’après la tradition orale familiale, Antoine Chauchard est un personnage haut en couleurs. Il a l’habitude de se lever de très bon matin et, après revêtu son pantalon de velours et sa blouse au col échancré, il engloutit une boîte de sardines à l’huile (d’où son surnom de Sardine) et investit aussitôt son atelier, réveillant sa famille et les voisins avec ses outils. Philippe Pouget, un ami menuisier de la rue Saint-Pierre qui était témoin à son mariage, s’installe en même temps que lui à Saint-Louis, avec son épouse et son premier fils. Ce dernier travaillera ensuite avec lui. Le 16 janvier 1864, Antoine est témoin au mariage de sa sœur Marie Philomène qui épouse un menuisier de la rue Saint-Pierre, Lucien Raymond. Celui-ci a le même âge, le même métier et la même origine aveyronnaise qu’Antoine et les deux hommes sont amis depuis leur arrivée à Marseille lorsqu’ils vivaient rue Saint-Pierre. Antoine avait choisi Lucien comme témoin de mariage et les amis sont désormais beaux-frères. Le couple Raymond aura deux enfants : Anaïs en 1864 et Henri en 1872. Le 24 août 1867, Philomène accouche d’une deuxième petite fille qui est elle aussi prénommée Anaïs. La légende familiale veut que Philomène ait été à cette époque la nourrice d’Edmond Rostand, le futur auteur dramatique et académicien. Issu de la grande bourgeoisie banquière locale, il est né le 1er avril 1868 dans le centre de Marseille, rue Monteux (aujourd’hui rue Edmond Rostand). Mes recherches m’ont conduite à infirmer cette version. J’ai pu en effet consulter le journal tenu par la mère d’Edmond Rostand, dans lequel elle a consigné tous les détails de la vie de ses enfants. Il révèle qu’Edmond a été allaité et soigné par une nourrice à domicile, recrutée à cet effet en Savoie. Employer une nourrice « sur lieu » est en effet la pratique habituelle dans les familles bourgeoises. Recrutées par des intermédiaires dans les campagnes, ces laitières à gage gagnent les grandes villes après avoir sevré leur propre enfant et revêtent le costume de nourrice pendant en moyenne quatorze mois. Pouvant difficilement travailler à l’extérieur avec des enfants en bas âge, il est possible que Philomène ait exercé l’activité de nourrice « sur place », c’est-à-dire chez elle, afin de contribuer aux revenus du ménage. Les mères confient leurs nourrissons à une nourrice soit pour éviter les désagréments de l’allaitement soit pour pouvoir continuer à travailler à l’extérieur quand il s’agit d’une nécessité économique (ouvrières, épouses de commerçants, veuves, mères célibataires, etc.). Les parents rétribuent une nourrice, en banlieue ou à la campagne, qui allaite l’enfant ou qui le nourrit au biberon, selon les moyens financiers des parents. Le 4 juin1869, Philomène donne le jour à son premier fils, prénommé Léon. La petite Anaïs décède avant d’atteindre son deuxième anniversaire, le 23 avril 1870. Les grands travaux d’urbanisme du Second Empire Lorsqu’Antoine et Philomène se rendent à Marseille, ils découvrent des chantiers partout. Dès 1840 a été lancé un programme de grands travaux, sans précédent dans l’histoire de la ville. Il est relayé par Napoléon III qui entreprend une vaste politique de construction et de modernisation. Sur le modèle haussmannien, le centre ville est éventré au profit de larges avenues, notamment la rue Impériale. Le projet, signé en 1861, consiste à réaliser une artère majeure qui reliera le Vieux-Port au nouveau port de marchandises de la Joliette, afin de faciliter la circulation entre les deux. Il est prévu de percer les buttes des Carmes et des Moulins pour créer une rue de plus d’un kilomètre de long. Il faut détruire près d’un millier de maisons et déplacer 16 000 Marseillais (ci-contre). Ce chantier exceptionnel mobilise 2500 ouvriers et utilise les techniques les plus modernes de l’époque : grues roulantes de 35 m de haut et machines à fabriquer le mortier. Des voies ferrées sont installées pour évacuer les déblais qui sont utilisés pour remblayer les quais d’Arenc et du Lazaret. Seulement deux ans et demi sont nécessaires pour terminer le chantier de voirie, un réel record. Il faut deux ans supplémentaires pour construire la centaine d’immeubles de cinq étages bordant la nouvelle artère. Les Marseillais délogés sont indemnisés et trouvent refuge dans des quartiers en pleine évolution, du côté de Notre-Dame de la Garde, de la Belle de Mai ou d’Endoume. Des commerces s’installent rapidement au pied des nouveaux immeubles de la rue Impériale mais les logements ont du mal à trouver preneur. Un des objectifs était de rééquilibrer le développement urbain en ramenant la classe bourgeoise dans le centre ville de Marseille grâce à ses immeubles haussmanniens qui rappellent la capitale française. Mais la rue Impériale, malgré de prestigieuses façades, ne peut rivaliser avec les quartiers sud et est dont les immeubles sont dépourvus de jardin, de cour intérieure, d’écurie pour les chevaux. La quasi-totalité des logements sont finalement mis en location à une population liée à l’activité portuaire. En janvier 1871, après la chute du Second Empire et l’avènement de la Troisième République, la rue Impériale devient la rue de la République, nom qu’elle a conservé jusqu’à nos jours. Entre 1860 et 1870 sont construits dans le centre de Marseille des édifices ostentatoires dans le style Napoléon III. Le palais de la Bourse est édifié au pied de la rue Cannebière pour abriter le siège de la Chambre de Commerce et d’Industrie. Le palais du Pharo, destiné à l’origine à devenir la résidence impériale, n’est terminé qu’en 1871, après la fin du règne de Napoléon III ; il est utilisé comme hôpital pour les cholériques puis les tuberculeux jusqu’à la fin du XIXe siècle. Un château d’eau monumental « à la gloire de l’eau » est réalisé sur le plateau Longchamp, afin de commémorer l’arrivée de l’eau. Sont également construits à la même période la préfecture, le palais de Justice et l’Observatoire ainsi que la cathédrale de la Major (achevée en 1893). En 1870, Marseille compte 300 000 habitants (la population a doublé en trente ans). Ci-contre : le chantier de la basilique Notre-Dame de la Garde, église emblématique de Marseille, commence en 1853. Le nouveau sanctuaire est consacré en 1864 et le clocher recevra une statue monumentale de la vierge en cuivre six ans plus tard. La Commune de Marseille et les débuts de la Troisième République Selon la tradition orale familiale, Antoine Chauchard aurait pris une part active dans un épisode important du roman national : la Commune. Celle de Marseille a précédé celle de Paris. A Marseille comme à Paris, la prospérité industrielle et les conquêtes coloniales du Second Empire masquent une sourde colère sociale. A la fin des années 1860, les sentiments républicains s’affirment à Marseille où les maires sont de sensibilité modérée mais très nettement engagés. Les nouvelles conditions faites à la presse provoquent une éclosion de journaux. Parmi eux, un bon nombre de feuilles républicaines, surveillées par la police, sont souvent condamnées mais actives dont le journal Le Peuple. Marseille a une assise ouvrière forte car la politique de grands travaux a attiré une importante main-d’œuvre. En 1864, la loi reconnait le droit de coalition et de grève. La même année est fondée à Londres l’Association internationale des travailleurs (AIT), plus connue sous le nom de « l’Internationale », qui prône l’émancipation des travailleurs. La section marseillaise, créée en 1867, rallie en deux ans 4 500 membres, organisés en 27 corporations ouvrières dont celle des dockers, la plus active. En 1869, le républicain Léon Gambetta est élu député des Bouches-du-Rhône. Il deviendra ministre de l’intérieur l’année suivante. Le 19 juillet 1870, Napoléon III déclare la guerre à la Prusse de Bismarck. Les premiers jours, l’euphorie patriotique gagne le pays. À Marseille aussi, l’enthousiasme est de mise. Les soldats, qui rentrent d’Algérie, font route pour le front de l’Est et sont acclamés dans les rues. Mais bien vite, les revers de l’armée s’enchaînent et à l’euphorie succèdent l’inquiétude et l’indignation. Le 7 août, le lendemain de la défaite de Forbach, une foule de 40 000 personnes marche vers le bâtiment de la préfecture, symbole même de l’Empire et du pouvoir central que rejettent tous les manifestants. Le cortège est mené, entre autres, par Gustave Naquet, rédacteur en chef du journal Le Peuple et Gaston Crémieux, avocat et poète, bien connu pour ses idées républicaines et sa défense de la classe ouvrière marseillaise. La population, réunie sur le parvis, crie sa colère. Gustave Naquet, qui lance un discours hostile au régime impérial, est arrêté. C’est le détonateur de la première tentative d’insurrection. Le lendemain, des groupes républicains et socialistes prennent d’assaut la mairie et installent une Commission, dirigée par Gaston Crémieux : la toute première Commune populaire vient de naître. Elle compte de nombreux adhérents à l’Internationale et regroupe à la fois des ouvriers, des enseignants, des journalistes, des avocats. Quelques heures plus tard, ce premier mouvement est sévèrement réprimé par l’administration locale, fidèle aux lois impériales et les insurgés sont emprisonnés. Le 4 septembre au petit matin, des affiches recouvrent les murs de Marseille, annonçant la débâcle de l’armée à Sedan et la capture de Napoléon III. Dans la journée, tous les symboles impériaux de la ville sont attaqués. Les aigles, les statues, les fresques sont détruits dans une grande effervescence. La ferveur républicaine est partout, et sur le balcon de la mairie, les Marseillais proclament la République. Le soir, dans l’enthousiasme général, l’annonce est faite que la République est proclamée à Paris. Des milliers de personnes en liesse sont dans les rues. Elles marchent jusqu’à la prison et libèrent tous les insurgés du 8 août. Les manifestants finissent par se rassembler devant la préfecture. Le 5 septembre à l’aube, la foule enfonce les portes et envahit la préfecture. Le préfet échappe de peu au lynchage et prend la fuite. Une garde civique se constitue et occupe la préfecture. Cette milice populaire est formée de plusieurs centaines d’ouvriers de diverses professions, pour une part militants de l’Internationale : boulangers, maçons, tailleurs de pierre, mécaniciens, peintres, menuisiers. Durant tout le mois d’octobre, l’opposition au pouvoir central ne cesse de s’amplifier. Le gouvernement, face à l’avancée des Prussiens, s’est replié à Tours et n’a plus la moindre prise sur les événements. La situation est devenue explosive à Marseille où les révolutionnaires s’opposent aux républicains modérés et la ville n’est pas loin de la guerre civile. Fin octobre, les révolutionnaires parviennent à faire voter par la municipalité un impôt de trois millions de francs sur les riches mais des membres modérés du conseil municipal n’entendent pas laisser la Révolution s’imposer. Le 31 octobre, pour parer à tout mouvement, le commandant ordonne à la garde nationale d’encercler l’hôtel de ville. Le lendemain, la foule en colère face à cette intimidation se rassemble et marche sur la mairie. Les gardes nationaux sont vite débordés, le barrage est facilement forcé, et dans l’enthousiasme, la Commune Révolutionnaire de Marseille est proclamée officiellement. Le 4 novembre, la garde nationale reçoit l’ordre d’évacuer les gardes civiques qui occupent la préfecture depuis un mois. La population se masse devant le bâtiment pour empêcher l’affrontement. Après plusieurs heures de tension, les gardes civiques acceptent de quitter les lieux dans le calme, entraînant de fait la chute de la Commune, qui n’aura duré que quatre jours. L’ordre est rétabli en quelques jours mais sous ce calme apparent, l’instabilité et l’effervescence couvent pendant tout l’hiver. En janvier 1871, Marseille vit dans un calme précaire. La ville redoute d’être envahie par les Prussiens, et l’annonce, après quatre mois de siège, de la capitulation de Paris est reçue comme un choc. Fin janvier, l’armistice est signé. L’Assemblée nationale est élue au suffrage universel le 8 février et nomme le Marseillais Adolphe Thiers « Chef du pouvoir exécutif de la République française ». Un traité préliminaire de paix est signé, qui contraint la France à céder l’Alsace-Lorraine. Craignant la pression des révolutionnaires parisiens, l’Assemblée nationale s’installe à Versailles. Une insurrection éclate et les insurgés contrôlent bientôt Paris. Pendant ce temps, à Marseille, la tension sociale est à son comble. Le 10 mars, le port est en grève. Le 17, les rues ne sont pas balayées. Le 18, les chauffeurs cessent le travail, les boulangers arrêtent leurs fours le 21. C’est dans ce climat que les Marseillais apprennent, le 22 mars, l’instauration de la Commune à Paris. Le soir même, Gaston Crémieux prononce un discours enflammé et appelle les Marseillais à prendre les armes contre « les Versaillais ». Le lendemain 23 mars, des milliers de manifestants marchent vers la préfecture qu’ils envahissent facilement aux cris de : « Vive Paris, Vive la République ! ». Le préfet et ses assistants sont faits prisonniers. Une Commission départementale provisoire, présidée par Crémieux, prend en mains la direction des affaires de la ville et du département. Dans le même temps, le général Espivent, commandant en chef de l’armée dans le département, se retranche avec ses troupes à Aubagne, attendant le moment propice pour donner l’assaut. Les insurrections menées à Lyon, Saint-Etienne ou Toulouse sont rapidement réprimées mais à la fin du mois de mars, Marseille et Paris résistent encore. La Commission marseillaise est divisée, jugée trop tiède par les militants les plus décidés et elle n’est pas soutenue par les maires du département. Loin d’évoquer un changement de société, la Commission réclame l’abolition des préfectures et la décentralisation administrative. Le 1er avril, la Commission annonce la dissolution du Conseil municipal et convoque des élections pour le 5 avril. Le 3 avril au soir, le général Espivent et ses troupes quittent Aubagne pour Marseille. Prévenue pendant la nuit, la Commission s’organise dans la hâte. Une centaine d’hommes est envoyée à la gare, des barricades sont érigées dans toutes les rues autour de la préfecture. Mais à l’aube, les troupes ont déjà pris position avec leurs canons en différents points de la ville. Les premiers coups de feu éclatent à la gare, des affrontements avec les francs-tireurs ont lieu à la Plaine puis à la rue Cannebière. Autour de la préfecture, une foule nombreuse s’est rassemblée et fait face aux militaires, espérant leur ralliement. Après quelques intimidations de part et d’autre, c’est le début de la fusillade. Vers midi, Espivent, craignant que ses soldats soient débordés par la foule, ordonne le bombardement. Depuis Notre-Dame de la Garde, distante de 500 m, plus de 300 obus sont tirés sur la préfecture (ci-contre). Les tirs venus du fort Saint-Nicolas sont beau-coup moins précis et s’abattent un peu partout sur les rues alentour. Les victimes sont nombreuses et les dégâts con-sidérables. Le 5 avril au soir, les insurgés sortent de la préfecture et se rendent. Les combats ont fait une trentaine de victimes chez les soldats et au moins 150 morts dans la population et de nombreux blessés. La ville est maintenue en état de siège jusqu’en 1876. Plus de neuf cents personnes sont arrêtées et jetées dans les casemates du château d’If et du fort Saint-Nicolas. Fin juin, 17 hommes dont Crémieux sont jugés par un Conseil de guerre. Six sont acquittés, Crémieux et deux insurgés sont condamnés à mort, les autres sont condamnés à la déportation ou à des peines de prison. Gaston Crémieux est exécuté le 30 novembre au palais du Pharo. Il demande à n’être pas attaché et à n’avoir pas les yeux bandés et meurt en s’écriant : « Vive la République ! ». . Il restera le symbole de la Commune de Marseille et son exécution sera commémorée pendant des années. Avec la chute de la Commune de Marseille, s’éteint alors le dernier espoir de la Commune de Paris de gagner des soutiens en province. La Commune de Paris est réprimée du 21 au 28 mai par les troupes « versaillaises » commandées par le maréchal Mac-Mahon. Cette semaine sanglante fait environ 50 000 morts dont 20 000 exécutions. En 1873, Thiers doit démissionner et il est remplacé par Mac-Mahon. L’enfance de Pauline Chauchard Pauline (la mère de Paul) voit le jour le 2 mai 1873. Le 17 juin 1875 naît son petit frère Lucien, le dernier de la fratrie Chauchard. Cette année-là, leur sœur aînée Julie fait sa communion. Elle pose sur la photographie ci-contre avec son frère Léon, alors âgé de six ans. Antoine et Philomène savent l’importance de l’instruction et consentent les efforts financiers nécessaires pour que leurs enfants aillent à l’école. Celle-ci n’est encore ni obligatoire ni gratuite mais des bourses sont accordées. La ville de Marseille accorde la gratuité dans les écoles communales, encore faut-il acheter un minimum de matériel scolaire, habiller les enfants avec la blouse réglementaire et se passer de leur travail, ce qui n’est pas possible pour toutes les familles modestes. Près d’un tiers des enfants ne va pas à l’école par manque de moyens ou de motivation. C’est qu’elle n’a rien d’attirant cette école où tout est noir : la soutane des frères ou la redingote de l’instituteur, le tableau, les grands bancs à quatre places et les tabliers des élèves. Même l’Alsace et la Lorraine sont teintées de deuil sur la carte de France accrochée au mur (ci-contre : La tache noire, tableau d’Albert Bettanier, 1887). Les journées de six heures sont longues et les vacances sont courtes : quatre semaines l’été à partir du 9 août, deux jours pour Noël, le lendemain du jour de l’an et de la Toussaint et une semaine à Pâques. La discipline est ferme et, malgré l’interdiction des châtiments corporels, les taloches pleuvent, remplacées chez certains maîtres par des coups de règle sur les mains. Pas étonnant que certains enfants soient plus attirés par le soleil, la mer ou la rue ! Les enfants Chauchard fréquentent assidûment les écoles communales élémentaires de Saint-Louis (ci-contre). Elles sont alors tenues par des religieux ou par des laïcs qui assurent également la prière et l’enseignement du catéchisme. Julie effectue ainsi sa scolarité auprès de la sœur Desplats, religieuse de Saint-Vincent-de-Paul tandis que Léon suit au début de sa scolarité les enseignements du frère Libert, membre de la congrégation des Frères maristes. Bien avant la loi de 1886 qui interdira aux religieux d’enseigner dans les écoles publiques, la mairie de Marseille (comme celles de Paris et Lyon) lance une politique de laïcisation et, dans les écoles de Saint-Louis, les instituteurs issus de congrégations religieuses sont remplacés par des instituteurs laïques dès 1878. En 1880, lorsque Pauline commence sa scolarité, l’école de filles accueille 36 élèves réparties en deux classes et la directrice, mademoiselle Roustan, est secondée par une institutrice. Dans l’école de garçons fréquentée par Léon et Lucien, les 80 élèves sont répartis en deux classes, tenues par M. Gras, directeur et trois instituteurs. La volonté politique d’éliminer les langues vernaculaires, susceptibles de porter atteinte à la République une et indivisible, se traduit à l’école par une guerre des instituteurs contre l’occitan. Ils infligent des punitions et de multiples vexations aux enfants coupables de le parler, en classe ou dans la cour de l’école et même dans la rue. L’étude de la littérature méridionale est proscrite des manuels scolaires. Cette répression linguistique s’attaque également au culte et les sermons en occitan sont interdits. Néanmoins la langue occitane est encore largement parlée, encore plus dans les campagnes qu’à Marseille. Elle est officiellement enseignée à l’Université d’Aix en 1888 et certains milieux intellectuels contribuent à entretenir son usage dans les centres urbains. Les enfants Chauchard sont témoins des grandes évolutions de l’école impulsées par les lois Ferry entre 1881 et 1882. Celles-ci établissent la gratuité de l’enseignement public, l’instruction obligatoire pour les enfants de six à treize ans et la formation des maîtres. Elles remplacent « l’éducation morale et religieuse » par « l’instruction morale et civique », porteuse des valeurs laïques et républicaines, en même temps que défense de l’unité nationale mutilée par la défaite de 1871. La promotion de l’hygiène et de la santé du corps, en même temps que la lutte contre l’alcoolisme, prennent une place nouvelle dans les objectifs de l’éducation. Les écoles publiques laissent un jour libre par semaine, le jeudi, afin que les parents qui le désirent fassent donner aux enfants une instruction religieuse. En 1888, les vacances d’été sont portées à six semaines, du 15 août au 1er octobre. Le cursus primaire comprend désormais les étapes suivantes : Classe enfantine : un ou deux ans, suivant que les enfants entrent à 6 ans ou à 5 ans. Cours élémentaire : deux ans, de 7 à 9 ans. Cours moyen : deux ans, de 9 à 11 ans. Cours supérieur : deux ans, de 11 à 13 ans.

Dès qu’ils ont reçu un sou ou deux en récompense d’un menu service, Pauline et ses frères courent chez l’épicier en sortant de l’école. Sa boutique recèle bien des trésors inaccessibles : lou sucre brula, caramel vendu en plaquettes carrées qui collent au palais, lei suçomeu (suce-miel) bâtonnets de sucre aplatis de couleur jaune produits à Allauch, lei massapan macarons à l’amande amère. Ils se contentent de la régalisso de bos (le bois de réglisse) qu’ils mâchouillent longuement ou lou tros de réglisso (le bâton de réglisse), mélange de mélasse et de jus de réglisse. Ou encore lei peto de garri (les crottes de rat), petites pastilles de réglisse noire. Pauline rentre ensuite à la maison pour aider sa mère, faire des commissions ou aller à la fontaine. Ses frères jouent dehors, en particulier avec des cerfs volants. Il y en a de toutes sortes, depuis le modeste gabian (mouette) fait d’un simple morceau de papier plié en capuchon jusqu’à l’estello (étoile), orgueil de son propriétaire qui l’agrémente de festons et d’une interminable queue de papier multicolore. Pendant les chaleurs de l’été, les garçons vont nager et plonger à La Madrague ou au cap Janet, dans des criques qui disparaîtront une décennie plus tard lors de la construction de nouveaux bassins du port. Lucien est particulièrement attiré par la mer et passe des heures dans l’eau et il est toujours bronzé, ce qui lui vaut le surnom de Bibi lou negre. Avec le développement de son industrie, la ville de Marseille s’étend vers le nord, le long de la route d’Aix. Le village de Saint-Louis est devenu un faubourg industriel qui compte plus de 2200 habitants, enfumé par les nombreuses cheminées qui s’élèvent au-dessus des usines diverses : minoteries, huilerie, fabrique de colle forte, de biscuits de mer, d’amidon, fonderie de plomb, scierie. La société des Hauts-Fourneaux de Saint-Louis s’est largement développée, construisant deux nouveaux hauts-fourneaux. Autour de 1870, c’est un fleuron de la sidérurgie européenne dans le domaine des fontes d’alliages. L’entreprise, avec plus de 600 employés, compte parmi les plus grandes unités industrielles de Marseille. Mais malgré les innovations technologiques et la qualité de ses productions, elle ne peut résister à la concurrence internationale, associée à l’augmentation des coûts de matières premières, de transport et de douane. Les productions commencent à chuter et le premier haut-fourneau est fermé en 1875. A la fin des années 1880, le site ne fonctionne plus qu’avec une centaine d’employés. La gare de marchandises de Saint-Louis-les-Aygalades, créée en 1863, est agrandie en 1866 et 1869. Son trafic est très important jusque dans les années 1890. Elle est aussi une gare de voyageurs où s’arrêtent les trains du PLM. Le prolongement des transports marseillais favorise le développement des quartiers excentrés comme Saint-Louis. La première ligne de « chemin de fer américain » (un tramway à cheval aux voitures guidées par des rails à gorge enchâssés dans le pavage) est inaugurée en 1876 entre Arenc et Les Chartreux. Sept autres lignes suivent dans les deux années suivantes (ci-contre). La ligne 7 part du cours Belsunce, traverse Saint-Lazare, dessert Saint-Louis et poursuit vers Saint-André et Saint-Henri. Au-delà de Saint-Louis, la cote de La Viste est trop raide pour les chevaux du tramway. Il y a des convois spéciaux avec quatre à six bêtes supplémentaires qui, à grands coups de fouets et de jurons, grimpent jusqu’au plateau.

Les enfants Chauchard débutent leur vie professionnelle Philomène est loin du mas de Veyras et de son Vivarais natal mais elle reste liée à deux de ses sœurs cadettes Pauline et Lucie. Vers 1870, celles-ci se sont comme elle, placées en tant que domestiques à Marseille. Elle a la joie d’assister à leur mariage, accompagnée de son époux qui est témoin. Le 4 décembre 1875, Pauline Court, cuisinière, se marie avec Augustin Dumas, employé au chemin de fer, natif de Largentière (commune voisine de Vinezac) et cousin germain de Pauline. Le 5 janvier 1878, Lucie Court, femme de chambre, épouse Hippolyte Dupuis, chaudronnier natif de Vialas (Lozère). La mère de Philomène, Lucie Gardet est âgée de 74 ans lorsque le mas est vendu, après le décès de son fils en 1888. Elle quitte alors Vinezac pour venir vivre chez Philomène à Marseille. Ses enfants ayant grandi, Philomène travaille à l’extérieur comme lingère. Antoine a développé son atelier de menuiserie et il emploie désormais des ouvriers menuisiers mais aucun de ses enfants n’a choisi le même métier que lui. Les filles n’ont pas poursuivi leur scolarité au-delà de l’école primaire et com-mencent tôt leur vie professionnelle : Julie comme lingère et Pauline comme repasseuse. Le cadet Lucien (ci-contre) travaille déjà comme ajusteur à 15 ans. Léon, quant à lui, manifeste très tôt des capacités scolaires, il réussit le certificat d’études primaires (moins du quart des élèves l’obtiennent à cette époque). Puis, après deux années de cours complémentaire, il passe avec succès, à 15 ans, le concours d’entrée à l’Ecole Normale d’instituteurs d’Aix, en 1884. Ouvert cinq ans auparavant, cet établissement répond au projet de Jules Ferry de développer des écoles primaires publiques et laïques dans toutes les communes de France, pour lequel il faut former davantage d’instituteurs et d’institutrices. C’est l’époque où se fonde le système scolaire qui voit naître la pédagogie moderne. On utilise des narrations morales et pittoresques comme le fameux Tour de France par deux enfants, édité en 1877. On introduit les rédactions à l’école primaire, les règles de la composition française et des exercices de style dans la formation des maîtres. Le nombre d’instituteurs est en pleine croissance. Leur poids social est grand auprès des populations encore peu instruites mais le salaire est maigre (inférieur à celui d’un ouvrier qualifié) et les conditions d’exercice difficiles. Les maîtres sont soumis à l’autorité tyrannique des directeurs d’école ou au népotisme des maires ou des députés qui interviennent pour leurs affectations (l’avancement à l’ancienneté ne sera institué qu’en 1902). Dans certaines régions très cléricales, comme la Bretagne ou le Rouergue, les villageois se lèvent contre « l’école du Diable » et les instituteurs font même l’objet d’agressions. Ces conditions contribuent à conforter l’esprit de corps et l’esprit missionnaire. La première association amicale est fondée en 1886, avec pour objectif le perfectionnement pédagogique, la défense des intérêts professionnels et matériels de ses membres et le combat pour la défense de l’école laïque. Elle est à la base du syndicalisme enseignant qui aboutira deux décennies plus tard. A l’Ecole normale, Léon se lie d’amitié avec un élève de sa promotion, Joseph Pagnol, fils d’artisan comme lui. Son fils Marcel, futur membre de l’Académie française, évoquera ces années de formation dans son livre La gloire de mon père (1957) : « Les élèves maîtres, la plupart fils de paysans et d’artisans, acquièrent pendant trois années une large culture générale. Leur formation est marquée par l’anticléricalisme et la glorification de la République. Ils doivent réussir le brevet élémentaire à la fin de la première année puis le brevet supérieur à la fin de la troisième année. Ils sont ensuite dispersés comme la bonne graine aux quatre coins du département. Ils débutent dans un hameau de montagne puis seront mutés dans un village, une bourgade de plaine avant de finir leur carrière dans une école de la ville. Ceux qui sont classés dans un bon rang ont le privilège de débuter dans une école de ville ou des faubourgs ». C’est le cas de Léon (ci-contre) et de Joseph qui, après quelques mois de divers remplacements en tant que stagiaires, sont nommés instituteurs, le premier en 1888 à Arles et le second en 1889 à Aubagne. L’année suivante, les instituteurs deviennent fonctionnaires et sont désormais rémunérés par l’Etat. Julie Chauchard épouse Bonnefoy Au printemps 1889, alors que l’on inaugure la Tour Eiffel, Julie Chauchard, la fille aînée d’Antoine et Philomène, prépare son mariage. Le fiancé, Albert Bonnefoy est arrivé à Marseille de sa Drôme natale un an auparavant, au retour de son service militaire. Il est sellier, comme l’était son père. Le mariage est célébré le 8 juin. Les parents du jeune homme étant déjà décédés, seuls les parents Chauchard sont présents au mariage. Le jeune couple s’installe à Saint-Louis où nait leur premier enfant, Jeanne, l’année suivante. La famille déménage ensuite au quartier Saint-Loup. En 1892, naît Gabriel qui ne vit que cinq mois. Julie travaille toujours comme lingère et l’année suivante, le couple accueille la petite Rose. En 1901, Albert installe son atelier de sellerie au 255, avenue d’Arenc dans le quartier des Crottes. Aujourd’hui, la rue a pris le nom de Roger Salengro et le siège du journal La Provence a remplacé les ateliers artisanaux. Toute la France adopte l’heure de Paris puis de Londres Jusqu’alors chaque ville possède son heure particulière ; il est midi quand le soleil se trouve au zénith. Il est donc midi à Paris alors qu’il est déjà 12 h 19 à Nice et seulement 11 h 42 à Brest. Les chemins de fer ont depuis longtemps adopté l’heure de Paris pour simplifier les horaires des trains. Dans chaque ville coexistent donc l’heure géographique et l’heure de la gare : les deux heures sont affichées sur les cadrans extérieurs des gares et dans les cours et salles de départ. La loi du 14 mars 1891, dans un souci d’harmonisation, introduit l’heure légale en France et en Algérie, correspondant à celle du temps moyen de Paris. Toute la France vit désormais avec la même heure. L’application d’une telle mesure implique localement de nombreuses difficultés que les préfets doivent résoudre, notamment les horaires d’ouverture des services administratifs. Les horloges des monuments publics de Marseille sont retardées de treize minutes et se calent ainsi avec l’horloge des gares. Philomène meurt le 5 mars 1892, à l’âge de 52 ans et n’aura donc connu que le premier de ses neuf petits-enfants. Antoine Chauchard, désormais veuf, vit avec ses deux plus jeunes enfants, Pauline et Lucien. En 1895, ils quittent la maison Daignan, dans laquelle Antoine et Philomène s’étaient installés au lendemain de leur mariage trente trois ans auparavant et où leurs enfants ont grandi. Ils déménagent dans une maison plus petite dans le même quartier : cette partie de Saint-Louis s’appelle maintenant La Petite Viste. La mère de Philomène part habiter à la Belle-de-Mai où son petit-fils Léon veillera sur elle. C’est ici qu’elle s’éteindra le 10 février 1901, à l’âge de 87 ans. Léon Chauchard fonde une famille En 1895, Léon est instituteur à l’école communale de la Belle-de-Mai lorsqu’il épouse Alexandrine Michel. Ils habitent au 70 chemin des Chartreux (dans le quartier Saint-Charles) où Alexandrine donne le jour à Edmond en 1896 et à Fernand en 1898. En 1900, Léon est nommé à l’école communale de garçons située rue de la Fare, tout près de son domicile. Il change néanmoins d’appartement et s’installe au 23 rue Lacepède, tout à côté. Ici naissent deux autres fils : Maurice en 1900 et Henri en 1902. Ci-contre : les quatre fils de Léon vers 1907 Léon retrouve son ami Joseph Pagnol, muté dans le même quartier, la même année que lui. Pagnol exerce à l’école voisine du chemin des Chartreux qui est alors la plus grande école communale de Marseille. Il habite au 54 avenue des Chartreux, avec son épouse Augustine et ses fils Marcel et Paul, âgés de cinq ans et deux ans. Les deux collègues et amis sont désormais aussi voisins. En 1903, après 20 ans de service, Léon Chauchard sera nommé officier d’académie et décoré des Palmes académiques. Lucien Chauchard, pionnier de l’automobile Le frère cadet de Pauline est un jeune homme costaud et actif, brun aux yeux marron. Il exerce la profession d’ajusteur et s’engage pour trois ans dans la Marine en 1896 (il a 21 ans). Travaillant comme ouvrier d’artillerie de marine à l’Arsenal de Toulon (ci-contre), il met ses compétences professionnelles au service de l’armement des navires. A son retour, il réintègre le foyer paternel à La Petite Viste. Il travaille comme mécanicien et se passionne pour les moteurs et les automobiles. Il obtient l’un des premiers permis de conduire, le « certificat de capacité valable pour la conduite des voitures à pétrole », délivré par les préfets suite à la réglementation nationale instaurée en 1899 (du type de celui reproduit ci-contre). Les ingénieurs du service des Mines sont chargés de vérifier l’aptitude à la conduite des futurs automobilistes. La vitesse maximale est limitée à 30 km/h en rase campagne et à 20 km/h en ville, il y a obligation de « se ranger à droite » et le permis est retiré après seulement deux contraventions ! Mais en juillet 1901, après un grave accident causé par un véhicule automobile, le maire de Marseille prend un arrêté interdisant aux automobiles de dépasser les 10 km/h en ville. Les premières automobiles à pétrole En 1890, les frères Peugeot réalisent une voiture à quatre roues dotée d’un moteur à pétrole. L’année suivante, René Panhard et Emile Levassor construisent la première automobile à essence qui effectue la traversée de Paris. En 1895, le parc automobile atteint déjà 3 000 unités. Sur le plan sportif, l’automobile soulève l’enthousiasme des foules. Les courses se multiplient, de nombreux clubs sont fondés, dont l’Automobile-Club en 1895. La première épreuve sportive automobile organisée dans le monde a lieu cette même année, sur l’itinéraire Paris-Bordeaux-Paris, gagnée par Levassor à 25 km/h. L’année suivante, Lucien Chauchard suit sûrement avec enthousiasme la course Paris-Marseille-Paris, deuxième course automobile organisée par l’Automobile-Club, où triomphent Panhard et Levassor. La course est émaillée d’incidents provoquant plusieurs abandons : spectateurs heurtés, véhicules projetés contre des arbres ou dans un ravin par un ouragan, voitures renversées par une embardée pour éviter une charrette, colli- sion avec une bête à cornes, etc.…La course est marquée par le premier accident mortel de la route : Emile Levassor, projeté hors de sa voiture suite à une collision avec un chien, meurt un an plus tard des suites de ses blessures. Ci-dessus : A l’arrivée de la course à Marseille, les automobiles ont du mal à se frayer un passage dans la foule massée sur la rue Cannebière. En 1898, le Salon de l’auto, première exposition internatio- nale d’automobiles au monde, est organisé à Paris. La même année, Louis Renault, âgé de 21 ans, construit sa toute première voiture : la Renault type A. A Marseille, les automobiles Turcat-Méry, fondées en 1899, sont très vite reconnues pour leur fiabilité et leur qualité. Ci-contre : une automobile Turcat-Méry de 1906 Ces premières automobiles traversent la ville dans un bruit infernal et en soulevant des nuages de poussière. Les automobilistes sont vêtus d’amples manteaux de fourrure ou de cache-poussière hermétiques, les yeux masqués par d’énormes lunettes. Les pannes sont fréquentes, la cohabitation avec les autres usagers de la route est difficile et l’on déplore de nombreux accidents. Néanmoins, au début du XXe siècle, l’automobile a cessé d’être un jouet luxueux pour devenir un moyen de locomotion, utilisés par des médecins, négociants, industriels, artisans. Le parc automobile français a été multiplié par dix en cinq ans. En 1900 est édité le premier guide Michelin. Guide publicitaire offert avec l’achat de pneumatiques, il fournit des informations précieuses aux pionniers de l’automobile : liste des rares garagistes, des médecins, plan de quelques villes et liste des curiosités. Après avoir fait le plein d’air pur, le trajet ferroviaire du retour est encore plus épique que l’aller. Tout le monde prend place côte à côte sur les banquettes transversales des voitures sans couloir, encombrées de nombreux paquets. Paul en restitue l’atmosphère avec truculence dans ce passage de ses souvenirs d’enfance : « Les paquets devenaient particulièrement encombrants dans ces espaces restreints car à ceux qui accompagnent classiquement le paysan quand il voyage, nous ajoutions nous gens de la ville un amoncellement de provisions, conséquence du fait que dans les pays d’où nous venions tout était moins cher et meilleur qu’à Marseille et que même dans certains cas, cela ne coutait que la joie du ramassage. Pour ces derniers articles citons entre autres les provisions de champignons et d’escargots, citons la confiture de framboise fabriquée in situ, citons enfin le sac de pommes de pin et le petit bois destiné à l’allumage du feu de charbon. En ce qui concerne les provisions achetées il y avait un peu de tout : des laitages, des œufs, des légumes et surtout et c’était si j’ose dire le plat de résistance, un lapin vivant dans un panier avec, subsistance oblige, sa provision d’herbe fraîche pour le voyage et pour les premiers jours d’acclimatation à la ville. Comme de juste la présence de l’animal ne manquait pas d’être aussi un sujet de conversation plaisant dans le wagon, d’autant que si les humains savaient rester stoïques et attendre en certaines circonstances, le lapin lui n’avait pas de scrupule en la matière et, sa frayeur d’un nouveau monde aidant, le résultat commençait à se faire sentir quelque temps avant l’arrivée ! L’histoire de l’animal ne faisait que commencer car il fallait le nourrir pendant quelques semaines à la maison de façon qu’il prenne du poids et cet élevage urbain donnait lieu généralement à quelques péripéties. Une année entre autres le lapin, habitué aux herbes grasses de la campagne et n’ayant sans doute pas assez à se mettre sous la dent a essayé de calmer son appétit avec les pieds en bois de la table de la cuisine en réalisant avec ses incisives des moulures d’un très heureux effet ; et puis pour finir, résultat classique également, les enfants à la longue s’attendrissaient sur la bête et lorsque venait le moment du sacrifice l’atmosphère devenait morose, ce qui n’empêchait pas d’ailleurs que nous mangions de fort bon appétit le civet qui s’ensuivait et que nous allions triomphalement vendre la peau aux commerçants spécialisés car, je vous l’ai dit, il fallait tirer partie de tout à la maison. » Léon Chauchard fait de la politique A la fin du XIXe siècle, Marseille traverse une crise économique et sociale profonde. L’économie du port est stationnaire, l’ouverture du canal de Suez n’ayant pas apporté tout le trafic espéré. Marseille se replie sur sa propre industrie et sur le trafic avec les colonies. L’immigration qui, de 1830 à 1860, avait alimenté la croissance démographique et dynamisé l’économie, s’est considérablement ralentie. Mais elle a créé une classe ouvrière pauvre, sous-payée par rapport au reste de la France. A partir de 1885, des licenciements massifs qui frappent la métallurgie et les huileries puis le bâtiment. Le chômage apparaît pour la première fois à Marseille, s’élevant bientôt à 15 % de la population active. Les grèves se multiplient dans différentes corporations. Face à la carence politique, la population s’est organisée dans les quartiers où les revendications sont nombreuses. Autour des instituteurs (dont Léon Chauchard) sont créés les mouvements de solidarité, en particulier celui des Amis de l’instruction laïque qui crée patronages laïcs, cantines scolaires et colonies de vacances. En parallèle, les courants socialistes s’organisent et trouvent à Marseille un terrain favorable à leur activité. Léon exerce pour la première fois son droit de vote lors des élections municipales de 1892. C’est Siméon Flaissières qui accède à la mairie ; Marseille devient ainsi une des premières villes à gestion socialiste et développe un programme donnant la priorité aux réalisations sociales. Cette politique, tout à fait originale à l’époque, sera reprise plus tard par de nombreuses municipalités de gauche. De nombreuses écoles maternelles, élémentaires et pratiques sont créées, la gratuité des cantines scolaires et des fournitures est instaurée. Outre la création du réseau d’assainissement, Flaissières met en place une politique de santé appuyée sur la prévention et la vaccination, plébiscitée par une population traumatisée par les épidémies chroniques de choléra. Dans une ville très étendue et comprenant 111 villages dispersés, est créé le premier réseau électrifié français de tramways, d’une centaine de kilomètres et à tarif unique très bon marché, ce qui place Marseille à l’avant-garde en Europe dans le domaine des transports. Flaissières abaisse à huit heures la durée quotidienne du travail pour les employés de la municipalité et des entreprises travaillant pour la ville. Mais le marasme économique s’accentue. En 1897, la peste des Indes arrête une partie du trafic du port et aggrave encore le chômage. Les ouvriers des ports, sous la dénomination moderne de dockers, prennent une part plus active dans la lutte sociale, organisant la corporation sur des bases syndicales plus efficaces. De 1900 à 1903 se succèdent trois grèves qui paralysent le port et affectent gravement le commerce marseillais en détournant les navires vers Gênes. Une large fraction de la population reproche à ses édiles une trop grande complaisance pour les grévistes ainsi que le déficit des finances de la cité. En 1902, Siméon Flaissières doit démissionner et il remplacé par Amable Chanot (Républicains progressistes, conservateurs). En 1904, Léon est élu conseiller d’arrondissement dans le 7e canton, sous la bannière socialiste. Ce territoire correspond à tous les quartiers populaires situés au nord de Marseille, de Saint-Charles jusqu’à l’Estaque, incluant son quartier natal de Saint-Louis. Le mandat de conseiller d’arrondissement, qui n’a pas survécu à la IIIe République, était lié au département. Elus pour six ans, les conseillers d’arrondissement se réunissaient et rendaient des avis sur divers sujets d’intérêt local, à valeur consultative pour le Préfet et le Conseil Général. Dans le cadre de son mandat mais surtout pour ses convictions, Léon participe à l’hommage funéraire à Louise Michel, donné à Marseille où elle est décédée le 9 janvier 1905. Institutrice, militante anarchiste, franc-maçonne, féministe, elle fut l’une des figures majeures de la Commune de Paris. Léon milite également pour une réforme orthographique de la langue française. Il contribue au journal Le Réformiste, « organe trimestriel des libre-penseurs spiritualistes et de la Société de simplificacion ortografique », entièrement imprimé avec l’orthographe réformée préconisée. Ses défenseurs, par idéal républicain, souhaitent que l’écriture de la langue nationale présente le moins possible de complications afin d’être connue et comprise par tous. Le journal contient des articles de pédagojie, de filozofie, de poézie, de gramaire, il s’applique à répertorier les anomalies du français et à définir la nouvèle ortografe franzaise. Dans ce cadre, Léon émet un vœu au conseil d’arrondissement de Marseille, rapporté ci-contre dans Le Réformiste du 15 juillet 1906. Léon est réélu conseiller d’arrondissement en 1910 et exercera donc jusqu’en 1916. En 1912, il est impliqué dans un duel, prouvant que la politique est parfois un sport de combat… au sens propre ! Peu après les élections législatives, Le Petit Provençal, journal républicain socialiste, signe un article mettant en cause Clément Lévy, conseiller général et candidat socialiste malheureux à la députation. L’éditorial réagit à une affiche, placardée par un Comité de soutien anonyme derrière lequel se cacherait Clément Lévy, accusant le journal de lâchage. M. Lévy considère l’article infamant et demande au directeur du journal une réparation par les armes, par l’entremise de son ami Léon Chauchard. Heureusement, le différend se termine sans mal, comme le relate l’article du Petit Provençal du 8 août 1912 ci-contre. Au XVIe siècle, le duel pour l’honneur a fait des milliers de morts. Interdit par des édits répétés au siècle suivant, il est resté néanmoins toléré. Le code pénal de 1810 ne traite pas explicitement du duel mais les duellistes peuvent être poursuivis pour assassinat ou tentative d’assassinat ou blessure. La coutume reste très en vogue au XIXe siècle avant de décliner.  Le dernier duel pour l’honneur aura lieu en France en 1967 entre Gaston Defferre, maire de Marseille, président du groupe socialiste et René Ribière, député du Val-d’Oise après que le premier ait traité le second d’abruti dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale. Le duel aura lieu malgré les tentatives de dissuasion du général de Gaulle et René Ribière s’inclinera après la deuxième estafilade infligée par l’épée de son adversaire.

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© Eve Chauchard, 2025

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